Le film documentaire « L’homme au bas nylon » d’Éric Bitoun retrace l'itinéraire de Bernard Giberstein, ce "Gibor" au milieu du Troisième Reich...
Éric Bitoun a réalisé en 2017 un documentaire qui racontait la formidable aventure industrielle du Bas Dimanche devenu DIM. L’histoire personnelle de Bernard Giberstein était à peine évoquée et aujourd’hui le film documentaire « L’homme au bas nylon », toujours d’Éric Bitoun, retrace son itinéraire avant de devenir l’homme d’affaires à succès.
Son fils, Daniel, en est le fil conducteur…
Comment ce documentaire s’est-il imposé à vous ?
Daniel Giberstein : Mon père était très accaparé par le développement de la société DIM qu’il avait créée en partant de rien. Il regardait en permanence vers l’avenir et il a très peu évoqué son passé ou son enfance, que ce soit avec mon frère Michel ou avec moi-même.
Au fil du temps, je me suis interrogé, je me suis posé des questions pour connaître ses origines, et j’ai eu envie de faire une quête mémorielle et d’en savoir plus sur sa famille et sa vie avant DIM.
Vous dites qu’il parlait très peu voire pas du tout de son enfance. Est-ce que vous aviez quand même des éléments sur lesquels vous raccrocher dans cette enquête ?
Je disposais d’éléments très ténus. Par exemple, je savais qu’il était parti en 1935 faire ses études d’agronomie en Belgique car à Varsovie, d’où il était originaire, sévissaient un antisémitisme très virulent et un numerus clausus pour les juifs.
J’avais entendu également que pendant la guerre il avait été résistant, mais sans connaître aucun détail. Je savais enfin que ses parents étaient morts dans la Shoah. Il y avait les photos de mon grand-père et de ma grand-mère dans le salon de mes parents, mais on n’abordait pas le sujet. Donc finalement j’avais assez peu d’éléments à ma disposition.
Il faut dire quand même que votre père est né en 1916 à Varsovie dans une famille juive de la bourgeoisie qui était à la tête d’un commerce de vinaigre et de condiments…
Oui, mais cela je ne l’ai pas su par mon père, je l’ai découvert au cours de mon enquête. Effectivement, son père avait une production d’huile, de vinaigre et de condiments.
Ses études d’ingénieur agronome en Belgique débutent avant la guerre et finalement c’est ce qui lui sauve la vie, car il rate ses examens de 1939 et il doit rester en Belgique pour les repasser…
Le cursus de l’école d’ingénieur d’agronomie était de cinq années, mais mon père échoue à l’examen pour l’obtention de son diplôme en mai 1939. Il y avait une session de rattrapage en septembre et il décide de rester en Belgique pour la préparer. S’il avait réussi son examen, il serait rentré à Varsovie et aurait subi le sort dramatique qu’a connu toute sa famille. Cet échec lui a sauvé la vie. Dans le film, on raconte qu’après la guerre, il est revenu en Belgique refaire sa dernière année et a obtenu son diplôme d’ingénieur agronome en 1946.
À l’époque, sa famille est à Varsovie dans le ghetto et assiste même à la construction du mur. Elle décide de partir pour Bialystok et on peut imaginer que pensant que c’était une zone d’occupation soviétique ils pourraient avoir la vie sauve. Votre père reçoit en 1940 la dernière lettre de ses parents qui lui écrivent : « On a trouvé refuge à Bialystok, il fait très calme, on t’attend ». Est-ce que vous savez à quel moment, Bernard est informé du sort tragique que connaissent ses parents ?
J’ai découvert ces lettres qu’il a reçues en Belgique fin 1939 et début 1940 et qui provenaient de sa famille encore à Varsovie ou déjà à Bialystok. Elles étaient écrites de la main de ses frères et de ses parents.
Mon père était le cadet d’une fratrie de quatre enfants, il avait donc trois frères dont l’un était déjà parti en Palestine. Les deux autres, restés à Varsovie avec leurs parents lui envoyaient des lettres en polonais que j’ai fait traduire.
Ces lettres relatent dans un premier temps le drame terrible qu’ils ont subi de la part des Allemands à Varsovie qui ont mis le feu à leur habitation et à l’entreprise de leur père ce qui les oblige à fuir vers Bialystok dans la zone occupée par les Russes.
Mon père reçoit ensuite des lettres plus optimistes de Bialystok mentionnant l’espoir qu’ils puissent s’y retrouver enfin tous réunis, ils pensaient alors avoir échappé au pire sans se douter qu’il restait à venir…
Votre père ne va pas les rejoindre parce qu’il souhaite poursuivre ses études en Belgique ou bien pressent-il autre chose ?
Fin 1939, après l’invasion de la Pologne par les Allemands, mon père va habiter à Bruxelles chez sa cousine qui avait quitté la Pologne en 1926 avec son mari, David Gurfinkel, alors président du Bund en Belgique. Il reste en contact par l’intermédiaire d’échange de lettres avec sa famille en Pologne. Mais lorsque la Belgique est envahie par les Allemands en mai 1940, il décide de s’engager dans l’armée polonaise en exil aux côtés de l’armée française.
En juin 1940, lors de la capitulation de l’armée française, il se trouve avec son bataillon en bordure de la frontière suisse. Ils franchissent la frontière et mon père sera interné avec 16 000 soldats de l’armée polonaise dans un camp en Suisse. C’était un camp plutôt tranquille même s’ils avaient des tâches à effectuer comme des travaux dans les champs, ou de terrassement des routes. Il a pu également poursuivre ses études d’agronomie à l’université de Winterthur.
J’ai retrouvé dans cette université ses notes obtenues dans différentes matières. Il aurait pu rester dans ce camp jusqu’à la fin de la guerre, ce qu’ont fait d’ailleurs l’ensemble des soldats internés. Mais le 6 mai 1942, mon père s’évade et rejoint la résistance en France. C’est assez incroyable, car tous les juifs qui étaient alors en France ne rêvaient que d’une chose : passer en Suisse.
Et lui, de sa propre initiative, décide de rejoindre le combat et de s’engager dans la résistance pour combattre les Allemands et, ce que je ne savais pas, pour sauver la vie de dizaines de familles juives en les faisant passer en Suisse.
Est-ce à ce moment-là qu’il change d’identité ?
Non pas tout de suite. Au début, il intervient sous son propre nom, car j’ai retrouvé un document qui mentionne son arrestation dans un train entre Annecy et Evian, le 10 octobre 1942 sous son vrai nom. Il prenait de grands risques et il a eu beaucoup de chance, car quand un juif était arrêté pour avoir aidé d’autres juifs à franchir la frontière franco-suisse, il était immédiatement envoyé au camp de Rivesaltes puis à Drancy avant d’être envoyé à Auschwitz. Il est resté emprisonné un mois et à sa sortie, il change de nom pour s’appeler Jacques Simon, né à Médéa en Algérie. Il reprend alors ses activités de résistant sous ce nom d’emprunt.
« Mon père a eu une attitude héroïque, mais il avait l’humilité de ceux qui ne cherchent pas à faire valoir ce qu’ils font »
Votre père prend des risques considérables à faire passer des familles juives vers la Suisse, et dans le documentaire, on voit une historienne suisse, Ruth Fivaz, qui a étudié le rôle qu’il a joué dans ces sauvetages. Il en ressort deux choses : Bernard Giberstein n’appartient à aucun réseau et il est armé d’un courage qui force l’admiration, parfois même inconsidéré. On peut le dire, votre père a été un véritable héros, et le mot n’est pas galvaudé : il a sauvé de nombreuses familles juives pendant la Shoah. Pourquoi n’en a-t-il jamais parlé ?
Je l’ai appris au cours de cette enquête, mon père a eu une attitude héroïque, mais il avait l’humilité de ceux qui ne cherchent pas à faire valoir ce qu’ils font.
Dans le judaïsme, on dit que la récompense d’une mitzva, d’une bonne action, c’est la mitzva elle-même. C’était sa façon d’agir, il a pris des risques incroyables et cette historienne a pu nous expliquer que mon père utilisait différents réseaux. Il était en contact avec sa cousine de Bruxelles, que nous appelions Tante Hélène, proche avec son mari David Gurfinkel, des réseaux bundistes. Il faut dire également que de notre côté nous ne posions pas de questions à mon père.
Pourquoi ? Par respect, ou bien cela ne s’imposait pas ?
Je pense qu’à l’époque on ne parlait pas du passé, on ne parlait pas de la guerre. C’était douloureux, c’était tabou. C’était aussi les années de prospérité, les Trente glorieuses, et on regardait vers l’avenir. Les sujets liés à la Shoah ne sont apparus dans les médias qu’à la fin des années 1970.
Mon père est décédé en 1976, très jeune à l’âge de 59 ans, peut-être en aurait-il parlé plus tard…
Quelles étaient les activités de résistance de votre Tante Hélène ?
Mon père a dû avoir des contacts avec le réseau Bundiste grâce à Tante Hélène et à son mari David Gurfinkel. Quand l’Allemagne a envahi la Belgique, David et Hélène ont fui vers la France et se sont installés à Saint-Alban-les-Eaux (Loire) où ils étaient en résidence surveillée.
En mai 1942 quand mon père a rejoint la France après son évasion du camp d’internement en Suisse, il s’est immédiatement rendu à Saint-Alban-les-Eaux pour rencontrer David et Hélène Gurfinkel et préparer leur passage en Suisse au moment des grandes rafles de l’été 1942. J’ai retrouvé des documents, par l’intermédiaire de l’historienne Ruth Fivaz, du passage en Suisse de la famille Gurfinkel le 13 septembre 1942 et il s’avère que c’est mon père qui les a fait passer par les monts du Chablais.
À Saint-Alban-les-Eaux, il a aussi rencontré la famille Kollender, qu’il a fait passer en Suisse le 11 septembre 1942, en traversant le lac Léman. J’avais connaissance du nom de ces deux familles dont nous avons pu retrouver la trace, mais il y a des dizaines d’autres familles qu’il a fait passer et que nous ne connaissons pas.
Nous avons aussi découvert le témoignage de Vita Sztulman qui raconte dans le film comment elle est passée en Suisse et qui a découvert totalement par hasard trente ans plus tard que son passeur n’était autre que mon père qui entre-temps était devenu le patron de son mari chez Dim ! Une histoire incroyable…
Il est incroyable de voir que le fondateur de DIM et l’inventeur du bas nylon est cet homme, héros de la Seconde Guerre mondiale qui a été arrêté trois fois par la Gestapo, deux fois il s’échappe et la troisième fois il est même condamné à mort. Le 23 août 1944, il est tiré miraculeusement du poteau d’exécution alors qu’une partie des condamnés ont déjà été fusillés. Les troupes allemandes fuient, il aura la vie sauve à 24h près. Quel était son rapport au judaïsme ? A-t-il grandi dans une famille pieuse ? Est-il resté croyant après ces évènements ?
C’est vrai qu’il a bénéficié de beaucoup de chance : à quoi faut-il l’attribuer ? Je ne sais pas. Sa famille était religieuse traditionaliste.
Dans le documentaire, nous nous sommes rendus à Varsovie où toutes les synagogues ont été détruites. Il n’en reste qu’une seule et c’est sans doute celle de mon père et de ses parents, car c’était le quartier où ils habitaient. Et si le bâtiment est encore là, c’est parce que les Allemands l’ont utilisé comme écurie et comme entrepôt pendant la guerre.
Mon père a eu une éducation religieuse. Il parlait parfaitement le yiddish et il avait appris aussi le français au lycée, ce qui lui a permis en arrivant en Belgique de suivre ses études en français, ce qui était en soi une performance.
Comme beaucoup de survivants de la Shoah il a pris ses distances vis-à-vis de la religion, mais je dirais qu’il pratiquait l’esprit de la « Thora Im Derech Eretz », un savoir-vivre empreint de générosité et d’humanité, il se comportait en « mensch ». Il a rencontré ma mère après la guerre en 1947. Elle avait connu également un parcours douloureux pendant la guerre. Arrêtée par la Gestapo à Nice et transférée à Drancy, elle y est restée huit mois, mais a eu la chance de ne pas être déportée. Ma maman était pratiquante et donc à la maison il y avait un certain équilibre en matière de religion. Mais mon père se rendait chaque Yom Kippour à la Shoule pour Yizkor.
Cette synagogue de Varsovie est probablement celle qui a abrité la célébration de sa bar-mitsva. Le début du documentaire « L’homme au bas nylon » est assez émouvant avec un focus sur le regard de votre père qui en dit long. Que dit ce regard : est-ce la revanche de l’histoire ? Est-ce la douleur de l’absence de sa famille ? À vous, que vous dit ce regard quand vous avez revu ce film de votre bar-mitsva ?
En effet, il y a eu un film de ma bar-mitsva qui s’est déroulée en 1964 en Belgique à Knokke-Le-Zoute dans un hôtel juif casher. Mes parents y avaient organisé une fête pendant trois jours et avaient invité tous nos amis. J’avais prononcé un discours lors du dîner. Je n’avais pas revu ces images depuis cette époque et lorsque j’ai réalisé un montage du film de ma bar-mitsva pour ma maman qui était malade pendant les dernières années de sa vie, j’y ai ajouté de la musique et des sous-titres et ma maman adorait le regarder.
Et lors de ces visionnages, je suis tombé en arrêt sur le regard songeur de mon père alors que je prononçais mon discours. Je ne m’en étais jamais aperçu jusque-là et je me demandais ce qu’il signifiait. C’est à ce moment qu’est né le désir de ce film qui tente de répondre à cette interrogation. J’imagine ses pensées tournées vers ses parents qu’il aurait rêvé avoir à ses côtés en ce jour de grande simha.
Le psychanalyste Boris Cyrulnik, qui est aussi un survivant de la Shoah, a théorisé la résilience, cette capacité que certaines personnes ont de transformer, de transcender le mal en une forme propulsive qui pousse à se dépasser. Est-ce que selon vous, votre père était un résilient ou finalement c’est l’inverse de la résilience, c’est-à-dire qu’il a caché dans l’investissement de sa réussite professionnelle, tous les démons qui le hantaient ?
« Le combat qu’il a mené dans son entreprise était le même que celui qu’il a mené pendant la guerre »
Je pense que mon père s’est lancé à corps perdu dans cette aventure professionnelle. C’était sans doute un moyen pour lui de ne pas regarder dans le rétroviseur et de ne pas se rappeler des souffrances passées. Mais je pense que le combat qu’il a mené dans son entreprise était le même que celui qu’il a mené pendant la guerre. C’était un combattant dans l’âme.
Pour lui, vivre signifiait combattre, se lancer des défis. Il ne reculait devant aucun obstacle. Mark Twain disait : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ». C’était l’esprit de mon père, il avait besoin de défis pour exister et puisait dans la mémoire des siens l’énergie de son avenir.
Par exemple, quand il a décidé de créer une filiale de DIM en Israël…
Il s’est lancé ce défi au moment même de la guerre des Six Jours. Il a décidé de créer une filiale de DIM en Israël qu’il a appelée Gibor, à la fois diminutif de Giberstein et signifiant « Héros » en hébreu. Cela a véritablement été une aventure héroïque car en quelques mois il a ouvert douze usines, il a donné des emplois à 4 000 personnes et est devenu le premier exportateur textile d’Israël.
Golda Meir lui a dit « qu’elle regrettait qu’il n’y ait pas plus d’industriels de son envergure ». Les usines poussaient comme des champignons et les exportations vers l’Asie et l’Amérique battaient tous les records. Et pourtant en 1967 il l’avait fait contre l’avis de tous. Mais sioniste dans l’âme il était déterminé et sa motivation profonde, je ne l’ai comprise qu’en faisant ce film, avait pour origine le rêve imaginaire qu’auraient eu ses parents de contribuer à l’expansion d’un pays où les juifs pouvaient enfin vivre fiers et libres sans craindre les persécutions.
« Mon père a créé une filiale de DIM en Israël qu’il a appelée Gibor, à la fois diminutif de Giberstein et signifiant « Héros » en hébreu »
De Gibor à Giberstein, ce héros très discret, on en vient à vous et à votre frère. Est-ce que par cette enquête, ce documentaire, toutes les questions que vous vous posiez ont été comblées ? Ou bien reste-t-il des zones d’ombre ?
Je pense que nous savons l’essentiel, nous connaissons l’esprit dans lequel il a combattu pendant cette période et nous avons reçu des témoignages de personnes encore vivantes sauvées par lui, ou d’enfants de personnes qu’il a sauvées et il n’y a rien de plus touchant que ces témoignages qui nous rappellent le courage, l’abnégation et la générosité dont il a fait preuve.
Ce film de mémoire est destiné aux anciens et aux générations futures. Il est important que le souvenir ne s’éteigne pas. Une personne ne meurt vraiment que lorsque son souvenir disparaît, mais aussi longtemps que le souvenir perdure, la personne reste vivante et continue d’exister.
C’est précisément la tradition du Yskor. Est-ce qu’on peut encore voir ce documentaire sur la chaîne Toute l’Histoire ?
Il y a eu plusieurs diffusions sur la chaîne Toute l’Histoire. Il va y en avoir d’autres sur cette même chaîne et je ne manquerai pas de vous le faire savoir. Nous allons également éditer un DVD et probablement d’autres chaînes comme Arte diffuseront ce documentaire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire