1933-1939
Les communautés juives occidentales hostiles à l’arrivée de Juifs étrangers.
Par Marc-André Charguéraud
« Dans les moments cruciaux, pendant les années de l’Holocauste, c’est l’incapacité des Juifs de parler d’une même voix qui a empêché de répondre de façon adéquate aux dangers qui menaçaient les Juifs d’Europe. »[1] Ce jugement sévère du grand historien Henry Feingold s’applique aussi aux années qui ont précédé la guerre. Et pourtant, le 13 juin 1938, l’American Jewish Committee et l’American Jewish Congress joignirent leurs forces avec celles de deux organisations moins importantes, le B’nai B’rith et le Jewish Labor Committee, pour fonder le General Jewish Council, qui représenta l’ensemble de la communauté juive américaine. Par manque de leadership, en raison du jeu des oppositions, ce nouveau groupement fut incapable de prendre des décisions.
Le compte-rendu de la réunion du 18 décembre 1938 du General Jewish Council illustre cette faillite : « Pour des raisons humanitaires on ne peut s’opposer à une émigration en masse des Juifs allemands. Toutefois il faut reconnaître que d’autres pays semblent avoir infiniment plus de droits que l’Allemagne et pourraient demander une solution similaire (…) malgré des efforts pour concilier des positions opposées, d’une part donner un accord à une émigration en masse allemande (…) et en même temps reconnaître l’erreur fondamentale d’une telle politique (…) aucune solution satisfaisante ne fut trouvée (…). Il fut finalement décidé, pour le moment en tout cas, de ne rien faire à ce sujet (…). » et l’auteur qui cite ces lignes de conclure : « Par inaction les dirigeants juifs américains devinrent les complices passifs d’une politique qui ferma les portes aux Juifs d’Allemagne (et d’ailleurs, devrait-on ajouter) à un moment où leur sauvetage était encore possible. »[2]
C’est ce que constatait déjà à l’automne 1935 James McDonald, le Haut-Commissaire aux réfugiés d’Allemagne : « Je ne peux pas croire que, quels que soient les problèmes chez eux, les Juifs américains ne sauront pas reconnaître que leurs coreligionnaires doivent être aidés. »[3] Plus tard, Elie Wiesel écrira dans un style plus dramatique : « Incroyable mais vrai : la communauté juive américaine n’a pas répondu aux cris déchirants de ses frères et soeurs de l’Europe nazifiée. Ou du moins pas comme ils l’auraient dû. Quelle étrange attitude pour une communauté connue pour sa solidarité, son sens de la famille et sa tradition humanitaire ! Surtout lorsque l’on pense que peu de Juifs américains n’avaient pas un membre de leur famille, proche ou lointaine, en Pologne, en Roumanie ou en Lituanie. »[4]
La passivité relative de la communauté juive a été expliquée par le spectre, exacerbé par un chômage angoissant, d’un antisémitisme et d’une xénophobie en pleine expansion aux Etats-Unis. Les Juifs établis qui avaient su se faire accepter par la communauté nationale redoutaient que l’arrivée massive de réfugiés juifs d’Europe ne remette leur statut en cause. La remarque est exacte, mais est-ce une raison suffisante ? Les Juifs américains n’avaient rien à craindre, alors que la vie de leurs coreligionnaires outre-mer était en danger. Et ce ne sont pas des considérations financières qui conditionnèrent le rythme des arrivées dans le nouveau monde, comme ce fut le cas en Angleterre.
Car le piège financier s’est refermé sur la générosité des associations juives anglaises. Elles s’étaient engagées à prendre en charge tous les réfugiés juifs pour qu’ils ne tombent pas à la charge de l’Etat. Cet engagement « assurait aux réfugiés déjà présents en Angleterre l’aide dont ils avaient besoin, mais il empêcha d’envisager un sauvetage en masse des Juifs allemands. »[5] Avec des finances limitées, les Juifs anglais devaient contingenter lenombre de Juifs admis en Angleterre et donner la préférence à ceux qui possédaient des moyens suffisants pour ne pas avoir besoin d’assistance. Une tâche ingrate que résume bien le compte-rendu d’une réunion du cabinet britannique du 16 novembre 1938, au cours de laquelle le ministre de l’intérieur Sir Samuel Hoare explique « que son ministère reçoit chaque jour 1.000 demandes d’entrée. Ces demandes sont soumises au Coordinating Committee for Refugees et seules celles recommandées par les représentants juifs sont acceptées. Ces représentants sont toutefois opposés à l’entrée dans le pays d’un grand nombre de Juifs (…) car ils ont peur d’une agitation antijuive. »[6] On doit ajouter qu’ils craignaient surtout de ne pas pouvoir faire face financièrement.
Les associations juives anglaises avaient prévu lors de leur engagement en 1933 l’arrivée de 2 ou 3.000 réfugiés. En 1938, 13.000 étaient à leur charge permanente. Cette situation insupportable permettait au gouvernement anglais de déclarer, de façon un peu hypocrite, qu’il lui était impossible de délivrer un plus grand nombre de visas s’il n’obtenait pas l’accord préalable des Juifs anglais.
En Suisse, si la situation était comparable à celle du Royaume-Uni, la solution fut plus expéditive. Le 16 août 1938, Rothmund, le chef de la police, rencontra les présidents des deux principales associations juives, la Fédération Suisse des Communautés Israélites et la Fédération Suisse des Comités d’Entraide Israélites. « Il en obtenait l’accord que les réfugiés continueraient à être assistés, mais que, faute de fonds pour aider les nouveaux arrivants, il convenait de fermer la frontière. »[7] Ce qui fut fait le 19 août 1938.
Quant aux Juifs nationaux français, leur opinion peu flatteuse à l’égard de leurs coreligionnaires en difficulté ne les incitait pas à intervenir pour que le gouvernement ouvre les frontières de façon plus libérale. Comme dans d’autres pays, ces Juifs craignaient qu’une immigration en masse n’incite les antisémites à redoubler leurs attaques et les xénophobes à intensifier leur croisade pour « l’emploi aux Français ». Ils firent le maximum pour encourager les nouveaux arrivants à ne considérer la France que comme une terre de transit et à poursuivre leur voyage vers d’autres pays d’accueil, ce qui se fit à grande échelle.
Cette attitude négative à l’égard des étrangers est illustrée par une déclaration de Jacques Helbronner Qui deviendra président du Consistoire juif. Il affirmait que «la France comme les autres nations avait ses chômeurs et que tous les réfugiés juifs d’Allemagne n’étaient pas intéressants à garder (…). S’il y a 100 à 150 grands intellectuels qu’il est utile d’accueillir en France (…), ils peuvent rester, mais les 7, 8 ou 10.000 Juifs qui vont arriver en France, est-ce notre intérêt de les garder ?» Helbronner continuera dans la même voie dans les années qui suivent. Pour lui, les réfugiés sont « des rejets de la société, des éléments qui n’ont pas pu être de quelque utilité dans leur propre pays. »[8]
Une intervention de Léon Blum critique vertement cette attitude négative de certains milieux juifs qui a freiné l’arrivée de réfugiés juifs. Le 26 novembre 1938, au cours d’une réunion de la Ligue Internationale contre l’Antisémitisme, Léon Blum déclarait : « Je ne verrais rien au monde de si douloureux et de si déshonorant que de voir des Juifs français s’appliquer aujourd’hui à fermer les portes aux réfugiés d’autres pays. Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire que l’on ait acquis une sécurité par la lâcheté et cela, ni pour les peuples, ni pour les groupements humains, ni pour les hommes. » Cette lâcheté, cette passivité coupable ont mis en péril la sécurité de milliers de gens.
Copyright ©Marc-André Charguéraud. Genève. 2019. Reproduction autorisée sous réserve de mention de la source.
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