Victor Polsky, 45 ans, ingénieur de Moscou, vient d'émigrer en Israël. Il raconte à L'Express ce qu'est la vie d'un Juif en Union soviétique.
(Dans L'Express du 27 janvier 1975)
"Je suis de trop dans ce pays. L'Union soviétique n'a pas besoin de moi. Voilà ce que je me suis dit à l'âge de 23 ans. C'est une époque de la vie où l'on résiste mal aux blessures morales et aux humiliations."
Victor Polsky a 45 ans aujourd'hui. Il est ingénieur. Il a quitté l'U.R.S.S. et est arrivé en Israël le 24 décembre dernier, après avoir attendu son visa de sortie pendant près de quatre ans. Cette cicatrice, qui ne s'est jamais vraiment refermée, date de décembre 1952. Trois mois avant la mort de Staline, quinze jours avant les arrestations des "blouses blanches" : onze médecins, dont neuf Juifs, accusés injustement d'avoir voulu commettre des "assassinats médicaux" contre des chefs militaires et des dirigeants communistes.
Le jeune Polsky vient de terminer brillamment ses études à l'Institut de physique appliquée de Moscou. Il veut préparer son doctorat.
"Niet"
Il va s'apercevoir alors que le fait d'être juif est devenu une tare. "Ils m'ont dit que je n'avais aucune chance d'être admis, et que, de toute façon, mes formulaires étaient perdus." Il est alors dirigé sur le laboratoire de recherches de l'Académie des sciences. Son dossier reste en attente pendant trois semaines, puis c'est un "Niet", sans explication. Il essaie le ministère de l'Armement : là, ça ne traîne pas. Réponse négative au bout de quarante-huit heures. Il sort ses diplômes, fait état de ses excellentes notes. Le secrétaire du Parti, chargé du recrutement, hausse les épaules : "Vous devriez savoir et comprendre..."
Oui, il commence à comprendre. Tous ses camarades de promotion juifs subissent le même sort que lui. Les autres, non-juifs, beaucoup moins bien classés, reçoivent immédiatement leurs affectations.
Selon Polsky, l'année 1948 marque le début de ce qu'il appelle l'"antisémitisme officiel". Cette année-là naît l'Etat d'Israël, et Mme Golda Meir arrive à Moscou comme premier ambassadeur. Spontanément, une dizaine de milliers de Juifs de Moscou vont l'acclamer devant l'hôtel Métropole, où elle réside, à 500 mètres du Kremlin. Staline est furieux : c'est la première manifestation depuis vingt ans ni prévue ni organisée par le Parti. On arrête une soixantaine des plus éminents intellectuels juifs - écrivains, poètes, acteurs, peintres. On ferme le théâtre juif. On supprime les écoles où l'enseignement se fait en langue yiddish. La presse lance une campagne contre les "cosmopolites sans patrie".
Le jeune Polsky, qui - de 1947 à 1952 - a travaillé dix-huit à vingt heures par jour, ignore tout cela : "J'avais grandi à Moscou, mes parents ne pratiquaient pas la religion juive. Ils étaient de petits employés de l'Etat, sans éducation supérieure, originaires d'Ukraine. Mon frère aîné avait fait la guerre, en était sorti décoré et gradé, et s'était engagé dans l'active. Par la suite, son avancement devait beaucoup souffrir de sa nationalité juive. Mais, en janvier 1953, j'avais seulement senti que ma mère était inquiète. Moi, qui avais été éduqué dans un esprit "internationaliste", je ne me souciais encore de rien. Ma prise de conscience s'est produite dans les dix années suivantes. J'avais fini par trouver une place d'ingénieur, nullement conforme à mes espoirs, mais j'ai eu le temps de réfléchir et de comprendre...
- "Vous avez dit 'nationalité juive', qu'entendez-vous par là ? Vous étiez citoyen soviétique comme tous les autres !"
Il hausse les épaules : "En U.R.S.S., 'Juif' est une nationalité, comme Arménien, Russe ou Ouzbek, à cette différence près que les autres nationalités ont leur territoire, leur culture officiellement reconnue, leur langue, leur littérature, leur histoire, enseignée selon les directives du Parti. Les Juifs n'ont rien de tout cela. D'ailleurs, cette 'nationalité' est inscrite à la cinquième ligne du passeport intérieur que doit porter sur lui tout citoyen soviétique âgé de plus de 16 ans."
Les grandes écoles, comme l'Institut des relations internationales, qui forme les futurs diplomates, et la plupart des Instituts de physique nucléaire et spatiale, sont totalement fermées aux Juifs. "Les universités de Moscou et de Leningrad ont un quota très rigide : 0,5 à 1 % d'étudiants juifs, au maximum. De même pour les facultés de médecine. Finalement, tous les jeunes Juifs savent depuis des années que, même après de brillantes études secondaires (à ce niveau-là, il n'y a encore aucune discrimination), ils n'ont de chances de continuer leur formation que dans des établissements de second ordre.
"En Ukraine, c'est encore pis : aucune possibilité, même avec un extraordinaire dossier scolaire, d'être admis à une université. Les Juifs d'Ukraine doivent faire leurs études en République de Russie ou en Sibérie, s'ils veulent obtenir des diplômes."
"Jid"
Certes, aucun texte officiel ne sanctionne cet état de choses contraire à la loi. Mais tout le monde le sait, Juifs et non-Juifs : "Il en est de même pour la carrière. Arrivé à un certain niveau, un Juif sait qu'il est 'bloqué'. C'est ce sentiment de ne pas être un citoyen à part entière et, surtout, de savoir que le même sort attend vos enfants, qui explique le nombre impressionnant de Juifs désireux de quitter leur terre de naissance pour aller en Israël ou dans un autre pays."
Certes, il y a encore en U.R.S.S. d'éminents savants, des ingénieurs, des sous-directeurs d'usines importantes ("Le directeur, lui, est presque toujours un non-Juif, même si le vrai animateur est le numéro 2"), de grands médecins juifs : "Ces hommes-là appartiennent à la génération d'avant-guerre. S'ils se tiennent tranquilles, s'ils ne protestent pas contre les discriminations de fait dont ils sont victimes, il ne leur arrive rien. De même, plus bas dans l'échelle sociale, les artisans ou les ouvriers qualifiés, à condition de ne pas se pousser, peuvent vivre en paix."
Y a-t-il un antisémitisme populaire ? "Sans aucun doute, affirme Polsky, mais, personnellement, il me gêne moins que la discrimination officielle. On le sent moins dans les grandes villes comme Moscou, Leningrad, Odessa, où les Juifs sont nombreux. En revanche, en Ukraine, l'antisémitisme est virulent. On entend jour après jour, surtout dans les petites villes, le terme 'jid' ('youpin'). Là-bas, les Juifs vivent dans l'inquiétude permanente. Ils ont même peur de déposer une demande de visa de sortie. A Moscou, il vaut mieux ne pas parler yiddish dans la rue ou dans le métro, ni discuter d'Israël à voix haute dans les lieux publics. Pourtant, j'ai réussi à enseigner l'hébreu à des amis avec seulement quelques petits ennuis."
Quels ennuis ? "S'il y avait plus de dix ou douze personnes réunies chez moi, la police faisait souvent irruption, vérifiait les cartes d'identité, sans arrêter personne. Cela faisait peur à certains, mais pas à ceux qui avaient déjà demandé à émigrer. Eux, ils avaient déjà perdu leur emploi dès le lendemain de leur demande de visa. Il y a plusieurs milliers de familles qui vivent ainsi dans l'attente : les parents n'ont plus de travail, les enfants ont été expulsés des universités. Ils attendent. Ils espèrent ou désespèrent. Moi, j'ai attendu près de quatre ans."
Polsky a été arrêté et condamné à quinze jours de prison pour avoir signé et déposé au Parquet général une pétition de grâce pour les inculpés juifs du procès de Leningrad (condamnés à mort ou aux travaux forcés pour tentative de piraterie aérienne). Il fut arrêté cinq fois et retenu dans des prisons près de Moscou pendant la durée des séjours de M. Richard Nixon en U.R.S.S. ou à l'occasion "d'autres fêtes", comme il dit en souriant : "Le K.g.b. craignait que nous ne fassions des manifestations. Alors, ils préféraient nous mettre à l'ombre."
100 roubles
Cet homme aux cheveux roux et au collier de barbe encadrant un visage sévère avec des lunettes de scientifique participait aux "séminaires" que les savants juifs organisent chez eux pour se tenir au courant des travaux les plus récents dans leurs spécialités. Dans la nuit du 25 au 26 mars 1974, à Moscou, il roulait en voiture lorsqu'une jeune fille qui se promenait en compagnie de ses parents se jeta littéralement sous les roues du véhicule. Polsky freina brutalement, mais ne put éviter de heurter la jeune femme. Celle-ci, grièvement blessée, fut transportée à l'hôpital, où elle déclara aux médecins qu'elle avait voulu se suicider.
"Normalement, l'affaire aurait été classée, dit Polsky, mais le K.g.b., qui voulait me coincer, fit pression sur les témoins qui avaient tous déclaré que j'étais innocent, sur la victime elle-même, et surtout sur les parents de la jeune fille : le père, un certain Joukov, agent du K.g.b., et la mère, secrétaire dans une organisation du Parti à Moscou. La jeune fille se rétracta donc à l'audience qui eut lieu le 15 octobre. Des témoins contredirent, eux aussi, leurs dépositions qui figuraient au procès-verbal de la police. D'ailleurs, ce document avait mystérieusement disparu. Heureusement, les déclarations de la victime, faites à l'hôpital, étaient restées à son dossier médical : on l'avait oublié ! Finalement, j'ai été condamné seulement à 100 roubles d'amende, ce qui équivalait à un acquittement de fait. Quinze jours plus tard, on m'avisait que j'avais le visa de sortie, ainsi que ma femme et mes deux enfants. Je dois l'issue heureuse de mon procès aux protestations de l'opinion publique occidentale."
Selon Polsky, le nombre de Juifs soviétiques désireux de quitter l'U.R.S.S. serait de plusieurs centaines de milliers. Il y en aurait davantage, dit-il, si les candidats à l'émigration ne craignaient pas les conséquences de leurs demandes de visa. Et tout cela dans une ambiance relativement hostile de la part de la population, conditionnée par la propagande quotidienne de la presse contre Israël : "Le Russe moyen, dit-il, ne fait pas la distinction entre Juifs et Israël. Les autorités le savent. Et nous aussi."
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