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vendredi 3 mai 2019

Shoah, Silence de D.ieu, Silence des hommes...


La commémoration du cinquantième anniversaire de la libération des camps ravive des blessures qui sont autant des blessures physiques que des plaies de pensée. A propos de la Shoah, on croyait avoir tout appris des extrêmes de la pensée meurtrière ; de nouveaux témoignages font repousser les limites de l’horreur auxquelles on pensait être enfin arrivé[i].
Ainsi, comment comprendre le silence de Dieu lors de l’extermination d’une partie de l’humanité pourtant créée à sa semblance ? Dieu peut-il s’éclipser tel un soleil en concurrence avec la lune, ou filer à l’anglaise tel un hôte indélicat ou un archange couard ? Où trouver les mots et les concepts pour tenter de se représenter cette absence divine au monde et donc à elle-même, au moment où l’idée de délivrance, de guéoula, doit se justifier dans son principe ? Le hester panim évoqué dans le Deutéronome (Dt. 31, 18) ne correspond pas à une pareille situation : « rétraction » et « rétractation » de la présence divine, il est annoncé au sujet précis des ruptures de l’Alliance (de la Berith) par le peuple sorti d’Egypte et conduit au Sinaï pour y accepter les Dix paroles[ii]. L`éclipse divine, au sens que lui donnent ceux que Fackenheim appelle « les théologiens de la Shoah »[iii], est inconcevable dans la cohérence du récit biblique originel, lequel relate au contraire l’intervention directe et continue de Dieu – pour mettre un terme au scandale par exemple de la société pré-diluvienne ou de la civilisation babélique, ou des inversions de valeurs à quoi Sodome et Gomorrhe ont attaché leur nom. Et Dieu ne s’est pas non plus désisté de son Alliance passée avec les Pères lorsque leurs descendants furent menacés d’extermination dans une Egypte transformée pour eux – déjà – en immense camp de la mort.
Par le flux des témoignages concernant la survie dans les camps, l’on n’ignore plus que des Juifs très pratiquants n’y ont jamais ressenti l’anéantissement d’un Dieu qui les aurait abandonnés aux chiens, chiens animaux excités par des molosses humains[iv]. Mais nous savons aussi que, depuis le premier Pourim, Dieu n’intervient plus directement dans l’histoire humaine, qu’il se trouve vis-à-vis d’elle en situation de tsimtsoum, de « retrait », analogue au tsimtsoum initial qui rendit possible la création de l’univers et de l’humain. Levi-ltzhak de Berditschev compare cet éloignement de Dieu à celui du père et de la mère, lorsqu’ils se mettent à distance de l’enfant pour qu’il s’élance, fasse ses premiers pas dans l’espace et dans l’existence.
Ce rappel n’est certes pas destiné à invalider ni à clore le questionnement sur le silence tangible de Dieu, le désespérant vacuum divin éprouvé par d’autres durant la Shoah, mais à rappeler qu’il est deux sortes de silences : lorsqu’aucune parole n’est émise, et lorsque, étant proférée, elle se heurte à la surdité de celui ou de celle à qui elle s’adresse. En délimitant ce questionnement, il s’agit surtout d’éviter ce que l’on osera nommer une diversion de la pensée à propos de la Shoah. S’interroger sur le silence ou l’absence de Dieu pendant que sévissait le malheur intégral des humains – hommes, femmes, vieillards, enfançons, embryons – ne doit pas nous épargner de nous interroger sur le silence et l’éclipse de l’humain durant cette même période.
De ce silence humain, à la fois désertique et de désertion, la Torah évoque des cas qu’elle tente de réguler par autant d’injonctions juridiques. Ainsi, lorsqu’on vient à trouver un objet perdu, il importe de le rapporter à son propriétaire et non pas de « s’en cacher » (Dt. 21, 22). Une défection à cet égard confinerait à une effective désertification de l’humanité: l’on fait comme si l’objet et la personne à qui il appartient n’étaient pas là. La malveillance, ou l’effondrement du sens de la responsabilité, aboutit à un effacement de la présence humaine à l’endroit où elle doit être consistante et agissante.
C’est pourquoi – autre règle -, lorsqu’un meurtre a été commis aux abords d’une cité, les responsables de celle-ci doivent accomplir la liturgie de la êgla âroupha (Dt. 21, 4) par laquelle ils attestent qu’ils ne sont pour rien dans la commission du meurtre, et que celui-ci n’est pas imputable à leur négligence, à une éclipse ou à une syncope de la présence nécessaire de chaque homme à l’existence d’autrui lorsque celui-ci se trouve dans la dépendance ou la détresse.
Toutes ces règles procèdent de la proclamation génésiaque d’Abraham, lorsque Dieu le convoque pour structurer plus solidement et plus solidairement la présence humaine : hineni, « Je suis ici ». Ce hineni a paru lorsque Moïse découvre la violence exercée à l’encontre de son peuple réduit en esclavage : « Il se tourna là et là il vit : car il n’y avait pas d’homme (ein ich) » (Ex. 2, 12). Pas d’homme. Et non pas Dieu. En Pharaonie génocidaire, l’humanité égyptienne s’était abrogée. Aucun recours humain n’était plus possible ou concevable. L’humain, haadam, s’était absenté de lui-même, comme la végétation disparaît d’une terre délaissée puis abandonnée.
Le désert des êtres résulte de la désertion, de l’abandon de poste en humanité, lorsque l’on s’adresse à vous parce que l’on pense vous trouver et que la parole d’appel, au lieu d’être reprise, au lieu qu’il lui soit répondu, tombe dans le vide intérieur. Mais pour déserter l’humanité, ne faut-il pas avoir au préalable abandonné ce Dieu qui fait obligation de ne pas se cacher d’autrui, qui fait de la présence d’autrui le réceptacle de sa propre Présence : « Ils me feront un sanctuaire et je résiderai au milieu d’eux » (Ex. 25,8)? La proximité cordiale de l’humanité est le véritable sanctuaire de la Présence divine. Au sein du sanctuaire, l’autel, le mizbea’h, battait comme le muscle cardiaque du peuple-un ( Bavli, Eroubin ).
C’est pourquoi science politique et théologie doivent concourir pour comprendre l’ampleur et la profondeur de la désertification et de la désertion humaines durant l’entre deux-guerres. En septembre 1938, la négociation de Munich ne fut pas qu’un événement diplomatique. Elle fut également un événement catastrophique, cataphysique – le contraire, l’envers de la dimension métaphysique de l’humanité, celle dont le mouvement intrinsèque est la montée et l’élévation.
Durant la Traversée du Désert, lorsque Moïse doit faire face à rien moins qu’à une tentative de putsch, le mot d’ordre des rebelles est bien lo naâlé : « Nous ne monterons pas » (Nb. 16, 9).
A Munich, les représentants des démocraties ont cédé face aux revendications d’Hitler et de Mussolini, de Moloch et de Behemot. Ils se sont désistés de leur responsabilité vis-à-vis de l’humanité entière ainsi reléguée à l’état de désolation. Il en ira de même en 1939 avec le pacte germano-soviétique : le contrat hitléro-stalinien marqua le comble du cynisme et du machiavélisme sans vergogne. Et comment ne pas évoquer aussi le silence de l’Eglise, silence dont elle ressent aujourd’hui douloureusement l’écharde dans sa chair et dans la véracité du message évangélique ? La désertion de l’humanité guetta Moïse lui-même, lorsqu’il ajoutait objection sur objection à Dieu qui lui demandait d’aller requérir de Pharaon qu’il laisse partir d’Egypte le peuple des Bnei Israël. Au point que Dieu doit concevoir une alternative, une autre option : « Et Dieu s’irrita contre Moïse et lui dit: « Voici Aaron, ton frère, le lévite, je sais que lui parlera vraiment et aussi le voici sortant à ta rencontre et il te verra et aura joie en son cœur »  (Ex. 4, 14). Alors que guette la sécheresse humaine germe la semence qui ressuscitera l’homme. La terre humanisante, la adama, donne naissance à un humain plénier, sans restrictions, lequel présente, outre son nom propre qui désigne la faculté supérieure de conception ( hara ) – le contraire de la stérilité -, quatre caractéristiques. Il est frère, ah’, autrement dit homme relié, qui ne se veut pas unique et isolé, réduisant l’univers à sa personne.
Cette fraternité est lévitique, au sens originel, fondée sur le sens du lo, du pronom personnel Lui, lequel désigne l’attention non pas au seul Tu, cher à Buber, mais à l’autre désigné du doigt ; non pas celui à qui l’on parle mais celui dont on parle comme s’il était absent et interdit de parole. Et ce frère fructueux n’attend pas qu’on l’appelle après avoir laissé le chagrin et la mort occuper le terrain à sa guise. Il s’en vient sans attendre à la rencontre du frère dans l’épreuve, se porte à son secours. Enfin, cette décision n’est pas prise la mort dans l’âme, comme si la fraternité était une corvée et l’éthique un boulet de forçat. Dans le cœur du frère la joie décèle les sources de la force et de l’endurance. Voilà pourquoi Aaron fut capable d’être le cohen gadol, l’homme fraternel assigné à la Présence divine dans le peuple d’Israël.
Un demi-siècle après la découverte de l’horreur absolue, chacun est porté à des spéculations diverses sur le pensable et l’impensable. Il faut sans cesse se rappeler que la terre humaine, la adama, vomit qui la violente ou qui la nie dans son essentielle nature. La Shoah contraint à sonder en nous le niveau réel de notre fraternité féconde, spontanée, heureuse. Si la présence de l’être dans le besoin plonge notre visage dans l’ombre, nous oblige à une clandestinité honteuse, c’est signe que la désolation est en train de gagner sur la création. La Shoah oblige à nous questionner sur notre véritable dimension lévitique, sur l’aptitude à ne pas accepter qu’un homme en batte un autre en toute impunité, qu’il tente de l’humilier parce que sans défense, qu’il dénie sa conformation à la semblance divine.
Peut-on aller plus loin? Il faudrait alors réentendre la Parole : « N’invoque pas le nom de l’Éternel ton Dieu en vain » (Ex. l9, 7). « En vain » se dit en hébreu lashav. Samson Raphaël Hirsch l’explique : shav désigne l’indifférenciation organique et l’indifférence affective; on notera sa connexion avec shoah. Leçon terrible : c’est effacer le nom de Dieu que de l’invoquer alors que sévit l’indifférence et que l’effacement corrélatif de l’homme progresse. Dieu est absent dans notre absence. Dans notre présence diffusive, sa Présence, pour autant qu’on la souhaite est accueillie. Et en nul autre lieu.
Raphaël Draï (zal), l’Arche, Juillet 1995
[i] Anton Gill, The Journey back from Hell, Conversations with Concentration Camp Survivors, Grafton, 1988.
[ii] Raphaël Draï, La communication prophétique, Tome l: Le Dieu caché, Fayard, 1991
[iii] Emil L. Fackenheim, To Mend the World, Foundations of Post-Holocaust Jewish Thought, Shocken, 1989.
[iv] Célébrations dans la tourmente, Ed. Verdier, 1993.

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