Aujourd’hui nous célébrons l’armistice de la Seconde Guerre mondiale. L’occasion de revenir sur la terrible histoire de la Shoah.
A l’été 44, le monde, incrédule, découvrait l’existence des camps d’extermination nazis. Que savaient les Alliés ? Combien y avait-il de camps ? Comment fonctionnaient-ils ? Voici ce qu’il faut savoir sur la plus horrible tragédie du XXe siècle.
Une légère neige tombait, qui fondait immédiatement, se souvient le général soviétique Petrenko. […] Il commençait à faire sombre, mais nos soldats ont trouvé un appareil et ont fait de la lumière. Des détenus émaciés, en vêtements rayés, s’approchaient de nous et nous parlaient en diverses langues. […] Ce n’est qu’à Auschwitz que j’ai appris le destin des Juifs d’Europe. C’était le 29 janvier 1945. » Des milliers de cadavres, sept tonnes de cheveux, un million de vêtements. Voilà ce que l’Armée rouge trouve à Auschwitz. Il y a environ 7 000 survivants, à bout de forces, la plupart sont incapables de bouger ou de pleurer, encore moins de se réjouir de leur « libération ». Des « cadavres vivants », selon les témoins. Buchenwald, Dachau, Bergen-Belsen, Natzwiller-Struthof… C’était donc ça, les destinations finales des convois transportant, de toute l’Europe, les Tsiganes, les opposants, les « anormaux » aux yeux du IIIeReich. Et les Juifs. Rien que pour la France, environ 76 000 Juifs – sur quelque 300 000 vivant dans le pays avant 1940 – sont déportés pendant la guerre, comme ceux partis après la rafle du Vél’d’Hiv’, à Paris, en juillet 1942… Soixante-dix ans après, que sait-on exactement ? La réponse en dix points.
1. Le 23 juillet 1944, les soviétiques découvrent un premier « camp de la mort » mais personne ne les croit
La découverte du camp de Lublin-Majdanek, le tout premier camp libéré, s’est faite par hasard. Au cours d’une opération militaire dont l’objectif est de libérer la ville polonaise de Lublin, les Soviétiques tombent, en juillet 1944, sur ce camp de concentration et d’extermination. Les fours crématoires et les chambres à gaz y sont intacts. Des restes humains carbonisés et des milliers de cadavres sont amoncelés dans de gigantesques fosses communes. Des centaines de milliers de valises, vêtements, chaussures, lunettes, ceintures, peignes, blaireaux, livres ou biberons forment d’immenses tas dans des entrepôts. Pour les soldats russes, le choc est rude. A l’Ouest, toutefois, nombreux sont ceux qui doutent de la réalité de telles découvertes. La BBC, par exemple, ne diffuse pas le reportage de son journaliste dépêché sur place, Alexander Werth, persuadée que ce dernier a été influencé par la propagande soviétique et que les atrocités qu’il décrit sont totalement exagérées. Aux Etats-Unis, les journalistes du New York Herald Tribune se montrent tout aussi sceptiques : « Même après tout ce que nous avons pu apprendre sur la nature impitoyable de la folie nazie, écrivent-ils, un cas pareil nous semble inconcevable. »
2. Les alliés connaissaient déjà l’existence des camps de concentrations, mais ignoraient celle des camps de la mort
« Les nazis ne cachaient pas leurs camps de concentration, explique Olivier Lalieu, historien au Mémorial de la Shoah. Au contraire, ils incitaient la presse à les médiatiser dans un objectif de propagande. » En France, le premier article signalant une telle structure paraît en mai 1933, dans le magazine Vu. C’est un reportage sur Dachau, qui vient d’être mis en fonctionnement, illustré par les photographies clandestines de la journaliste Marie-Claude Vogel. Au même moment, des exilés antifascistes et des militants communistes dénoncent publiquement ces camps, et la Lica (Ligue internationale contre l’anti sémitisme) publie des témoignages d’anciens prisonniers libérés ou évadés. « Mais jusqu’à leur libération, précise Olivier Lalieu, personne n’imagine le degré d’inhumanité qui y règne. » En revanche, concernant les camps d’extermination, les Alliés sont mal informés. Certes, en 1942, la résistance polonaise attire l’attention de la communauté internationale sur les « camps de la mort ». Mais l’incrédulité prévaut. D’autant plus que l’administration allemande met tout en œuvre pour détourner habilement l’attention des Occidentaux.
Tel est l’objectif du camp de Terezin (situé dans un ghetto de Tchécoslovaquie). Il est décrit par la propagande nazie comme une « station thermale » où les Juifs allemands peuvent « prendre leur retraite ». En vérité, il s’agit d’un camp de transit dans l’attente de l’extermination. Mais la mystification fonctionne. En juin 1944, les nazis autorisent la Croix rouge à visiter le camp de Terezin. Quelques jours plus tôt, ils y ont planté des jardins, restauré les baraquements et construit des cafés. Les visiteurs, enthousiastes, assistent à un opéra pour enfants. Le représentant de la Croix rouge, Maurice Rossel, s’émerveille devant un Kinderpavillon (maison pour enfants) décoré d’images d’animaux, doté de douches et de petits lits. Il remettra à sa hiérarchie un rapport très favorable. Une fois la visite terminée, les Allemands reprennent les déportations des internés du ghetto jusqu’en octobre 1944.
3. Quelle est la différence entre un camp de concentration et un camp d’extermination ?
L’expression « camp de concentration » est utilisée pour la première fois à la fin du XIXe siècle en Afrique du Sud pendant la guerre des Bœrs : les Britanniques y internent les familles des paysans descendant des premiers colons européens (les Bœrs). Mais le régime nazi va systématiser le recours auxKonzentrationslager. Ce sont de vastes prisons où les détenus sont placés sous la surveillance des membres de la SS. Le IIIe Reich y enferme les « ennemis de l’Etat » et autres «parasites» à éliminer : antinazis, communistes, handicapés, homosexuels, marginaux, ainsi que les Juifs, les Tsiganes, les témoins de Jéhovah et les minorités ethniques à partir de 1938, les résistants et les prisonniers soviétiques pendant la guerre. Le but premier n’est pas de les assassiner, mais de les « rééduquer » par le travail. « Arbeit macht frei » (« Le travail rend libre »), affirme dès 1940 l’enseigne de métal qui surplombe la grille d’entrée du camp d’Auschwitz. A partir de 1942, les déportés, transformés en esclaves, participent massivement à l’effort de guerre en trimant dans les usines installées à proximité directe des camps.
Les « camps de la mort », eux, apparaissent plus tard. En juillet 1941, une directive adressée au chef de la sécurité du Reich autorise et encourage la création de centres de mise à mort : « Je vous enjoins, écrit Hermann Gœring, le bras droit d’Hitler, d’entreprendre tous les préparatifs d’ordre matériel, économique et financier concernant une «solution définitive» du problème juif. » Chelmno fonctionne dès décembre 1941. Mais c’est la conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942, qui avalise et organise la solution finale. Les camps d’extermination de Belzec, Sobibor et Treblinka sont établis la même année en Pologne occupée. A leur arrivée, les Juifs sont directement envoyés dans les chambres à gaz.
4. À quoi ressemblait Auschwitz, la « métropole concentrationnaire »?
En 1945, Auschwitz (Pologne) est le plus grand cimetière du monde. Depuis sa création en 1940, près de 11 00 000 personnes y ont été méthodiquement assassinées, dont une immense majorité de Juifs. A la fois camp de concentration et d’extermination, cette « métropole » est en réalité composée de trois structures.
D’abord, Auschwitz I, où sont détenus les déportés : « Ce sont d’immenses espaces entourés de plusieurs rangées de fils barbelés, décrit le général-major soviétique Grichaev. Dans chaque camp, se trouvent jusqu’à 80 baraques, à l’intérieur desquelles deux rangées de châlits sont disposées sur deux étages. Chaque baraque abrite entre 200 et 300 prisonniers. »
Auschwitz II, plus connu sous le nom de Birkenau, est un camp de concentration disposant, à l’extérieur, d’installations de mise à mort : quatre complexes crématoires destinés à liquider les déportés jugés incapables de travailler. Ces derniers ne suffisent pas et de nombreux corps sont brûlés avec de l’essence dans des fosses communes. Le général-major Grichaev estime que « pendant les périodes d’arrivée massive de prisonniers, on exterminait 10 000 à 1 5 000 personnes par semaine dans les chambres à gaz ».
Enfin, Auschwitz III (à Monowitz) comprend, dans un rayon de trente kilomètres, dix-huit camps annexes qui accueillent des kommandos (unités de travail forcé) : ce sont des fermes, des usines, des mines ou des fonderies où triment jusqu’à épuisement les détenus venus de toute l’Europe, comme le Juif italien Primo Levi, auteur plus tard de Si c’est un homme.
5. Les camps étaient soumis à des règles aussi strictes que cyniques
« Nous souhaitons accomplir correctement notre devoir, mais sans faire preuve de faiblesse. Dur, juste, impitoyable s’il le faut, telle est notre devise. » Ainsi parle le commandant du camp de Buchenwald, dans un arrêté diffusé en 1937 à l’ensemble de son personnel (cité dans L’Enfer réglementé, un essai glaçant de Nicolas Bertrand). Il ajoute : « Je suis amené à attirer l’attention sur le fait qu’il est interdit à tout membre de la SS (Schutzstaffel) d’agresser un détenu. » En théorie, la vie dans les camps est soumise à des règles strictes et d’un cynisme absolu. Toute « infraction » doit donner lieu à un rapport, voire à une procédure devant un tribunal.
En réalité, et à mesure que la guerre avance, tortures et brimades deviennent quotidiennes pour les détenus : les chiens lâchés sur ceux qui s’écroulent de fatigue, les heures d’appel devant les baraques dans les températures glaciales, l’exécution sommaire des plus faibles… A cela s’ajoutent les humiliations infligées par des petits chefs sadiques, pourtant eux aussi déportés. « Pour gérer les camps, les nazis ont inventé le système pervers d’une double hiérarchie : celle de la SS est systématiquement doublée par celle des détenus », écrit Annette Wieviorka, spécialiste de la Shoah, dans son livre-enquête 1945. La Découverte. Des détenus sélectionnés par les SS – souvent des « asociaux », criminels ou vagabonds – se voient promus au rang de chef de Block (baraque, en allemand), de secrétaire de Block ou encore de Kapo (chef d’unité de travail). Ces « chefs », qui bénéficient de conditions de détention moins dures, sont souvent les personnages les plus haïs par les détenus. La libération des camps donne lieu à des règlements de comptes extrêmement violents et sanglants, au cours desquels les déportés s’acharnent sur leurs anciens bourreaux.
6. Les survivants ressemblaient à des cadavres ambulants
Quand les armées soviétiques parviennent à Auschwitz, les soldats russes rencontrent des survivants dans un état physique épouvantable. La faim, les coups, les tortures, les maladies et les expériences « médicales » ont déformé leur corps. « J’ai aussi vu des enfants, raconte le général soviétique Petrenko. Ils avaient le ventre gonflé par la faim, les yeux vagues, des jambes maigres, des bras comme des cordes et tout le reste ne semblait pas humain, comme si c’était cousu. » La terrible découverte du camp d’extermination d’Auschwitz est médiatisée, mais l’opinion publique ne perçoit pas immédiatement la faiblesse extrême des rescapés. « Les films diffusés par l’URSS sont en fait souvent des reconstitutions, tournées quelques jours plus tard avec des figurants », explique Frédérique Neau-Dufour, directrice du Centre européen du résistant déporté.
La véritable prise de conscience collective n’a lieu qu’en avril 1945, quand les Alliés libèrent d’autres camps, à l’ouest, et découvrent des milliers de nouveaux survivants. Plus de 21 000 prisonniers agonisent dans les baraquements de Buchenwald (en Allemagne) quand les soldats américains y pénètrent, le 11 avril. Quatre jours plus tard, 60 000 rescapés sont retrouvés dans le camp de Bergen-Belsen et autant à Dachau (tous deux également en Allemagne), le 29 avril. La faim y a atteint un seuil critique : des cas de cannibalisme sont constatés. Des milliers de déportés meurent dans les heures qui suivent l’arrivée des Alliés, malgré les premiers soins qui leur sont apportés. « Ces images de cadavres empilés, désarticulés et nus sont diffusées dans la presse à partir d’avril 1945, explique Frédérique Neau-Dufour. Elles choquent profondément l’opinion. »
7. Où sont passés les fours crématoires et les chambres à gaz ?
Pendant la guerre, les nazis entretiennent l’incertitude quant au sort réservé aux déportés raciaux. Pour communiquer, ils utilisent un langage codé (par exemple, le gazage est appelé « action spéciale ») et peu de documents écrits. Malgré ces précautions, l’Occident a vent d’informations concernant des meurtres de masse. Résultat : le 13 janvier 1942, lors d’une conférence interalliée réunissant à Londres les représentants de huit gouvernements et de la France libre, les Alliés demandent que « la guerre ait pour but principal, entre autres, de châtier les coupables de ces crimes contre l’humanité ». Le régime nazi tente de se couvrir en lançant une opération baptisée « Aktion 1005 ». Objectif ? Faire disparaître les corps des victimes et détruire toute trace des installations de mise à mort avant que les soldats alliés ne les découvrent. En Europe de l’Est, les officiers nazis donnent l’ordre à des centaines de déportés d’ouvrir les fosses communes et d’incendier les corps en décomposition.
En 1943, les nazis démantèlent complètement les centres d’extermination de Sobibor, Treblinka et Belzec, situés en Pologne. Fin 1944, ils dynamitent les fours crématoires et les chambres à gaz de Birkenau avant de s’enfuir. L’Aktion 1005 vise donc à effacer les preuves d’un massacre organisé, afin que les principaux dirigeants nazis échappent aux procès en cas de défaite du Reich.
Pourtant, en décembre 1944 et janvier 1945, la presse et la radio françaises rendent compte de la découverte d’une « chambre d’asphyxie » à l’intérieur du camp de Natzwiller-Struthof. Celle-ci n’est pas directement destinée au génocide des Juifs, mais à fournir des cadavres pour les expériences médicales pratiquées par les SS. Les reporters insistent également sur les tortures dont furent victimes les détenus de ce camp d’Alsace. Autant de crimes de guerre perpétrés par les nazis. Par la suite, et pour d’autres camps, les témoignages affluent. Après 1945, les Alliés veillent à ce que les installations de mise à mort soient conservées, à titre de mémoire. Cela n’empêche pas l’apparition, dès 1948, des thèses révisionnistes qui contestent la réalité du génocide des Juifs par l’Allemagne nazie.
8. Les populations locales, voisines des camps, pouvaient-elles ignorer l’horreur qui s’y déroulait ?
Au moment de la libération des camps nazis, les chefs militaires alliés forcent la population locale à visiter les lieux. « Des femmes s’évanouirent, raconte Margaret Bourke-White, photojournaliste pour le magazine américain Life. Les hommes couvraient leur visage avec leurs mains et détournaient le regard. Quand les civils répétèrent encore : «Nous ne savions pas!», les détenus libérés s’écrièrent avec fureur: «Vous saviez!» » Le même genre de scène se répète à Ohrdruf (Allemagne). Après sa visite forcée de ce camp de la mort en avril 1945, le maire de la ville, Albert Schneider, se suicide avec sa femme. Choc de l’horreur ? Peur de représailles ? « Les civils allemands peuvent alors difficilement ignorer l’existence des camps nazis voisins, estime Frédérique Neau- Dufour. Ne serait-ce que parce qu’ils voient, pendant la guerre, les convois de déportés arriver et ne jamais repartir, ainsi qu’une épaisse fumée noire nauséabonde s’échapper des fours crématoires.» Lors du procès de Nuremberg, une rescapée d’Auschwitz multiplie les arguments: « Il y a eu une politique de libération des détenues de droit commun et des asociales allemandes pour les envoyer comme maind’œuvre dans les usines, témoigne-t-elle. […] Ces femmes sortaient [de ces camps] et il est difficile de croire qu’elles n’ont jamais parlé. »
9. Bilan : 6 millions de morts et 10 à 12 millions de personnes déportées
En tout, dix à douze millions de personnes ont été détenues dans les camps de concentration et d’extermination nazis, de 1933 à 1945. Le nombre de morts est colossal: près de 6 millions. Dans la plupart des camps de concentration, les détenus, torturés, contraints à des travaux forcés, meurent de faim et d’épuisement. Près de 300 000 déportés périssent lors des évacuations forcées (« marches de la mort ») de janvier à avril 1945.
Parmi les victimes, on compte plus de 5 millions de Juifs (mais ce chiffre englobe aussi les fusillades de masse opérées par les Einsatzgruppen en dehors des camps), soit deux Juifs sur trois en Europe à l’époque. Les sources sont moins fiables sur les Tsiganes, mais on retient généralement que près de 250 000 d’entre eux furent éliminés. Moins de 3,5 % des Juifs de France déportés (soit 2 500 survivants) sont revenus des camps. Pourtant, au lendemain de la guerre, la spécificité juive et tsigane des victimes n’est souvent pas précisée dans la presse. La Shoah n’est pas spécifiée en tant que telle, l’attention étant focalisée sur les résistants, à l’ouest, et sur les martyrs communistes, à l’est.
10. Il y avait plus de 20 000 camps nazis en Europe
Au total, plus de 20 000 camps nazis constellaient l’Europe occupée, chaque unité principale ayant des dizaines de camps annexes. Buchenwald avait, par exemple, quelque 136 camps satellites. Les camps d’extermination se trouvaient tous en Pologne (Birkenau, Sobibor, Treblinka…). Les camps de concentration étaient répartis sur l’ensemble du Reich et des territoires annexés : on en trouvait par exemple à Natzwiller-Struthof (en France), ou à Dora (en Allemagne). D’autres structures étaient des camps de transit, qui servaient à rassembler les déportés avant de les envoyer vers leur destination finale, tels ceux de Drancy, près de Paris, ou de Gurs dans les Pyrénées-Atlantiques.
Par Elise Rengot
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