Trois cents tissus humains appartenant à des personnes issues de la résistance allemande au nazisme, et en grande majorité des femmes, ont été enterrés lundi à Berlin, soixante-quatorze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Juste après la mort, leurs corps étaient analysés par le directeur de l’Institut universitaire d’anatomie de Berlin, Hermann Stieve.
C’est une petite boîte en bois marron clair déposée près d’un mur en brique, dans le calme du vaste cimetière de Dorotheenstadt, à Berlin. Un prêtre, une pastoresse et un rabbin l’entourent, tandis que des silhouettes endeuillées déposent tour à tour une rose et que s’élève le son d’un Notre Père. Lundi après-midi, après une émouvante cérémonie œcuménique, 300 tissus humains issus de résistants exécutés par le régime nazi ont finalement trouvé une sépulture à Berlin, soixante-quatorze ans après la fin de la guerre.
Ce sont les restes microscopiques de victimes du nazisme, pour la plupart des femmes engagées dans la résistance en Allemagne, et dont les cadavres furent disséqués après leur exécution par Hermann Stieve, alors directeur de l’Institut universitaire d’anatomie de Berlin. Ce n’est qu’en 2016 que ses héritiers découvrirent de petites boîtes contenant environ 300 tissus, posés sur des lamelles de laboratoire. Après trois ans de recherches, le professeur Andreas Winkelmann a isolé 20 noms. A la demande des familles, certaines victimes ne sont aujourd’hui pas publiquement identifiées. L’inhumation a été organisée, en concertation avec les descendants des victimes, par le grand hôpital berlinois de la Charité (dont fait partie l’Institut d’anatomie) et le Mémorial de la résistance allemande.
Si depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, beaucoup a été dit et écrit sur le docteur Stieve, qui coula des jours paisibles après la guerre – notamment parce qu’il n’était pas membre du parti nazi, n’officiait pas dans un camp de concentration et qu’à l’inverse de Mengele, ses expérimentations ne concernaient pas des êtres vivants –, ce n’est pas le cas de ses victimes privées de sépulture. «La recherche sur l’histoire de l’anatomie sous le IIIè Reich s’est souvent concentrée sur les anatomistes et leurs activités, mais bien moins sur les victimes du régime national-socialiste, dont les corps ont été utilisés pour la dissection anatomique et la recherche», écrit la professeure en pédiatrie Sabine Hildebrandt, qui enseigne au Boston Children’s Hospital (Massachusetts) et qui a consacré de nombreux travaux à ce sujet, dont un livre qui fait référence (1).
Les effets du stress et de la peur sur le système reproductif féminin
Elle s’est penchée sur les méticuleuses listes qu’a faites le docteur Stieve de ses cobayes humains, mettant en lumière les biographies de 174 femmes et 8 hommes, parmi lesquels on trouve par exemple, Elfriede Scholz, la sœur de l’écrivain pacifiste Erich Maria Remarque – rappelons, pour la suite de l’histoire, que ce dernier avait quitté l’Allemagne en 1933. Elle fut condamnée à mort pour avoir critiqué le régime. Le juge lui signifia à son procès : «Malheureusement, votre frère nous a échappé, mais ce ne sera pas la même chose avec vous.»
La plupart de ces victimes, écrit Sabine Hildebrandt, «étaient en âge de se reproduire, deux tiers étaient allemandes et la majorité d’entre elles ont été exécutées pour des raisons politiques». Bon nombre d’entre elles faisaient partie de réseaux d’opposants au nazisme, comme le groupe de résistants juifs «Herbert-Baum» – l’épouse de son fondateur, Marianne Baum, fut exécutée le 18 août 1942. On trouve aussi la résistante Elise Hampel, qui inspira à Hans Fallada son roman Seul dans Berlin (1947).
La plupart des sujets d’étude de Stieve étaient des détenues exécutées à la prison de Plötzensee, à Berlin – où 2 800 personnes furent condamnées à la peine capitale entre 1933 et 1945. Et ce fut en effet majoritairement des femmes, puisque ce professeur d’histologie s’était spécialisé dans les effets du stress et de la peur sur le système reproductif féminin. Par exemple, en 1946, il décrivait dans une revue médicale le cas d’une femme de 22 ans dont les règles s’étaient taries depuis onze mois «en raison d’une forte excitation nerveuse». Mais brusquement, écrit-il froidement, «suite à un message qui avait beaucoup affolé la femme (condamnation à mort), des saignements d’effroi sont survenus. Le lendemain, la femme mourut subitement de violence extérieure». Cette femme s’appelait Cato Bontjes van Beek. C’était une résistante appartenant au réseau dit de l'«Orchestre rouge», et elle fut décapitée le 5 août 1943.
«Un matériau qu’aucun autre institut dans le monde ne possède»
L’intensification des condamnations à mort sous le IIIe Reich, particulièrement de femmes, était certainement un motif de satisfaction pour le docteur Stieve. Il écrivit assez cyniquement en 1938 : «Les exécutions procurent à l’Institut anatomique un matériau qu’aucun autre institut dans le monde ne possède.» Il s’est réjoui de voir arriver à l’institut un si grand nombre de cadavres féminins. Pour mener au mieux ses expériences, il s’arrangea avec les autorités de la prison afin d’être «livré» à des horaires lui permettant d’organiser efficacement son travail.
Il n’était évidemment pas le seul à s’adonner à de telles pratiques. «Mes recherches montrent que les 30 départements d’anatomie d’Allemagne et des zones occupées utilisaient des corps de personnes exécutées ainsi que d’autres types de victimes, explique à Libération Sabine Hildebrandt. Et des anatomistes comme Max Clara, Johann Paul Kremer et August Hirt ont franchi la ligne, passant de la recherche sur les morts pour faire des recherches sur de "futurs morts", dans des expériences humaines.»
Comme Cato Bontjes van Beek, Libertas Schulze-Boysen faisait elle aussi partie du réseau de résistance dit de «l’Orchestre rouge». Sa dernière lettre fut adressée à sa mère. La jeune femme de 29 ans lui écrivit : «Mon dernier vœu est que ma substance matérielle te soit rendue. Si possible, enterre-moi dans un bel endroit au milieu de la nature ensoleillée. Maintenant, ma chérie, pour moi sonne le glas.» Elle sera exécutée le 22 décembre 1942 à la prison de Plötzensee. Son corps arrivera sur la table du docteur Stieve à peine quinze minutes après sa mort. C’est en reconnaissant son visage sur la table de dissection que Charlotte Pommer, alors assistante du docteur Stieve, décida de mettre fin à sa carrière. Ce fut, rapporte Sabine Hildebrandt, la seule anatomiste à prendre une telle décision.
Quant au docteur Stieve, décédé de mort naturelle en 1952, il est toujours «membre d’honneur à titre posthume» de la Société allemande pour la gynécologie et l’obstétrique.
(1) The Anatomy of Murder: Ethical Transgressions and Anatomical Science during the Third Reich, de Sabine Hildebrandt, Berghahn Books, 2016, non traduit en français.
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