Depuis les années 80, «les écarts de revenu ont progressé partout en Europe». Plusieurs journaux ont fait état de cette réalité attestée par une étude du World Inequality Lab, où travaille entre autres Thomas Picketty avec une pléiade d’économistes et de statisticiens progressistes. Entre autres résultats, depuis 1980, les 1% d’Européens les plus riches ont vu leur revenu moyen croître deux fois plus vite que celui des 50% les moins aisés. Haro sur «l’Europe ultralibérale», la «concurrence libre et non faussée», le «grand marché» sans âme, etc.
Or il existe un autre aspect de la même étude, citée sur un mode mineur : face à une mondialisation irrésistible, avec son lot d’injustice et de disparités sociales, c’est l’Europe qui résiste le mieux. Un seul chiffre résume cette autre réalité : sur la même période, le revenu des 50% des Européens les plus pauvres a augmenté de 37%. Aux Etats-Unis, il a cru de seulement… 3%. Même si les taux d’imposition des plus riches ont baissé, même si les mécanismes de protection sociale se sont parfois érodés, la situation européenne tranche sur celle qui prévaut aux Etats-Unis. Les garde-fous de l’Etat-providence sont toujours là. L’héritage commun de la social-démocratie européenne et de la démocratie chrétienne, les deux architectes du système social d’après-guerre, a justement évité d’instauration d’une société «ultralibérale».
Les difficultés sociales du Vieux Continent sont suffisamment graves pour qu’on évite de bomber le torse. Mais tout de même : on a bien affaire à deux modèles différents. Les Etats-Unis restent la terre de l’individualisme concurrentiel, qui bénéficie aux seuls premiers de cordée, réduisant à néant la thèse reaganienne du «ruissellement» de la prospérité des riches vers les pauvres. Pendant ce temps, l’Europe sociale, elle, plie mais ne rompt pas. Même dans la Grande-Bretagne thatchérienne puis blairiste, la santé reste gratuite et les syndicats puissants. Aux Etats-Unis, les démocrates de gauche font sensation en proposant des mesures (santé socialisée ou salaire minimum en hausse) tenues pour communistes par leurs adversaires. Ces dispositions sont en vigueur depuis des décennies en France, en Allemagne ou ailleurs en Europe.
Cette vérité est confirmée par une autre publication de l’Ecole d’économie de Paris, plus ancienne, qui porte sur le temps de travail. Fondée sur l’étude des emplois du temps de larges panels des deux côtés, américain et européen, elle montre que les citoyens des Etats-Unis, en moyenne, travaillent nettement plus que les Européens (six heures de plus par semaine), avec de forts pourcentages de travail de nuit ou de travail le week-end. Là aussi, deux modèles : un pays plus riche mais plus inégal et plus dur ; un continent plus humain, où le temps de vivre est protégé et les horaires moins perturbants.
A l’heure où l’on fait sans cesse le procès de «l’Europe libérale», où l’on soupire sur «le démantèlement des garanties sociales», ces chiffres rappellent une réalité oubliée : l’Europe n’est pas seulement un projet, un espoir, un cadre de liberté. Elle est un acquis et, en comparaison du reste de la planète, un modèle.
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